CHAPITRE TRENTE ET UN

Toute l’école était déjà là, à nous attendre. En installant les grosses bougies, les Jumelles avaient délimité la scène, si bien que les novices et les vampires avaient formé un immense cercle tout autour, le grand chêne servant de point central.

J’étais heureuse de voir les Fils d’Erebus. Les combattants s’étaient placés à l’extérieur du cercle, mais aussi sur le grand mur qui entourait l’école. Même si cela ne faciliterait pas les choses à Lucie et aux novices rouges, cernés par les Corbeaux Moqueurs, Kalona et les fanatiques qui avaient tué des vampires, je me sentis rassurée par leur présence.

Jack et moi restâmes dans l’ombre tandis que Damien, les Jumelles et Aphrodite prenaient place à côté des bougies de couleur qui correspondaient à leur élément. En me hissant sur la pointe des pieds, je crus voir quelqu’un à côté de la table des offrandes, mais il y avait tellement de monde que je n’en étais pas sûre.

— Bienvenue ! dit Shekinah en m’apercevant.

— Bienvenue ! répondis-je, avant de la saluer à la manière des vampires.

— Comment va ta grand-mère ?

— Elle tient le coup.

— J’avais envisagé d’annuler le rituel, ou du moins de le reporter, reprit-elle, mais Neferet a insisté pour que tout se passe comme prévu. Elle semble penser que c’est important pour toi.

— Je considère en effet que le rituel est important, et je n’aurais pas voulu qu’on l’annule à cause de moi, dis-je d’un ton neutre.

Je regardai autour de moi, étonnée que Neferet ne soit pas là. J’étais persuadée qu’elle avait insisté pour que le rituel ait lieu uniquement parce qu’elle savait que j’avais été bouleversée et distraite par l’accident de Grand-mère.

— Où est Neferet ? demandai-je.

Shekinah jeta un coup d’œil derrière elle, et je la vis froncer les sourcils et passer la foule en revue.

— Elle était juste là. Bizarre, je ne la trouve plus...

— Elle a probablement déjà pris place dans le cercle. J’espérais que mon visage ne trahissait pas mon anxiété.

— Je devrais commencer... fis-je.

— Oh, encore une chose ! À vrai dire, je pensais que Neferet s’en chargerait, fit Shekinah en regardant à nouveau autour d’elle. Peu importe, je peux le faire. Neferet m’a dit que tu n’avais encore jamais dirigé un rituel de purification aussi important, et que tu ne savais peut-être pas, étant donné ta jeunesse, que dans les cérémonies de ce genre tu dois mélanger le sang d’un vampire au vin sacrificiel que tu offriras aux éléments.

— Quoi ?

Je devais avoir mal entendu !

— Oh, c’est assez simple. Erik Night s’est porté volontaire pour t’appeler dans le cercle, remplaçant ainsi notre cher Loren Blake, et pour jouer le rôle traditionnel du consort de la prêtresse, proposant son sang en sacrifice. J’ai entendu dire qu’il était un excellent acteur, je suis sûre qu’il s’en sortira très bien. Contente-toi de suivre ses instructions.

— C’est la surprise dont je parlais ! s’écria Jack en apparaissant derrière Shekinah. Enfin, le fait qu’Erik t’appelle dans le cercle. Le sang, c’est une autre histoire...

Il était encore assez jeune pour ne pas être affecté par le sang aussi profondément que moi.

— C’est cool qu’il se soit porté volontaire, hein ? poursuivit-il.

— Oh oui, très cool, parvins-je à articuler.

— Je vais rejoindre ma place, nous interrompit Shekinah. Sois bénie.

— Soyez bénie, murmurai-je avant de me tourner vers Jack.

— Jack, sifflai-je, Erik prenant la place de Loren, ce n’est pas ce que j’appellerais une bonne surprise !

Il fronça les sourcils.

— Damien et moi pensions que cela te ferait plaisir. Vous pourrez montrer que vous arrivez à vous parler de nouveau.

— Pas devant toute l’école !

— Désolé, je n’avais pas vu les choses comme ça, lâcha-t-il. Si j’avais su que tu te mettrais en colère, je t’aurais prévenue.

Je me massai les tempes, prise d’une violente migraine. La dernière chose dont j’avais besoin c’était d’affronter le superbe Erik et son sang délicieux en public. « Bon, respire, respire... Tu as connu des situations plus gênantes que ça. »

— Zoey ? Tu m’en veux ?

— Tout va bien, Jack. Vraiment. J’étais juste eh bien... surprise. Ce qui est le but d’une surprise non ? 

— D’accord. Tu es sûre ? Tu es prête ?

— Oui, oui, répondis-je, me retenant de partir en courant. Tu peux lancer la musique.

— Montre-leur ce dont tu es capable, Zoey ! s’exclama-t-il en fonçant à sa place.

Je fermai les yeux et respirai à fond pour vider mon esprit, me préparer à appeler les éléments et à former le cercle. Du coup, j’oubliai complètement de demander à Jack de jeter un coup d œil sur l’écran de surveillance.

Comme toujours, j’étais une boule de nerfs jusqu’à ce que je m’avance vers le cercle et que la musique m’enveloppe. La bande-son de Mémoires d’une geisha était superbe, obsédante. Je levai les bras et me mis à danser Puis la voix d’Erik se mêla à la musique et à la nuit, et la magie commença à opérer.

 

Sous les étoiles brillantes,

Sous la lune luisante,

Lorsque la nuit a guéri les blessures

De la lune brûlante...

 

Je me laissai porter par le poème, et par la voix d’Erik. Je rejetai la tête en arrière, mes cheveux tombant dans mon dos alors que j’entrais lentement dans le cercle. Les mots, la musique, la danse et la magie créaient un tout harmonieux.

 

...et ainsi, je vous le dis, 

Si la haine emplit votre cœur, 

Lorsque les conflits du jour se meurent 

Dites-lui de partir...

 

Le poème qu’Erik récitait convenait à merveille à ce rituel. Je compris que, lorsque Loren m’avait appelée dans le cercle, ce n’était que pour me séduire et m’impressionner. Il n’avait jamais pensé au sens que revêtait cette cérémonie pour moi, pour les autres novices, et même pour Nyx. Ses motifs avaient toujours été égoïstes. Je le voyais si clairement désormais que je me demandais comment j’avais pu me laisser avoir.

Erik était aussi différent de lui que la lune l’était du soleil. Le poème qu’il avait choisi avec Jack parlait de pardon et de guérison, et, même si j’aurais aimé qu’il me soit en partie adressé, je savais qu’il avait pensé avant tout à l’école, et aux élèves qui essayaient de se remettre de la mort de deux professeurs.

 

La décevante journée, 

Aussi mauvaise soit-elle, 

Est maintenant passée, 

Et terminée.

Oubliez, pardonnez les blessures,

Et le sommeil vous trouvera c’est sûr. 

Sous les étoiles brillantes, 

Sous la lune luisante.

 

Le poème se termina au moment même où je rejoignais Erik au milieu du cercle, devant la table de Nyx Je le regardai. Il était dune beauté déchirante, vêtu de noir, couleur qui s’accordait avec ses cheveux sombre et soulignait le bleu de ses yeux.

— Bonsoir, prêtresse, dit-il doucement.

— Bonsoir, consort.

Il me salua selon les formes, s’inclinant très bas. Puis il se tourna vers la table. Lorsqu’il revint vers moi, il tenait le verre en argent dans une main et un couteau cérémoniel dans l’autre. Sa lame aiguisée, ornée de mots et de symboles sacrés de Nyx, luisait au clair de lune.

— Tu vas avoir besoin de ça, dit-il.

Je pris le couteau, ne sachant que faire. Par chance, la musique n’avait pas cessé, et tout le monde se balançait lentement au son de cette mélodie hypnotique. En d’autres termes, on nous regardait, mais sans impatience et, tant que nous parlions tout bas, on ne pouvait pas nous entendre. Je jetai un coup d’œil à Damien, qui me fit un clin d’œil.

— Zoey ? Ça va ? murmura Erik. Tu sais que ça ne va pas me faire mal.

— Vraiment ?

— Tu n’as jamais fait ça auparavant, n’est-ce pas ? Je secouai la tête. Il me toucha la joue.

— J’oublie à quel point tout cela est nouveau pour toi ! C’est facile. Je vais tendre la main droite, paume vers le haut, au-dessus du verre.

Il me montra le verre, qu’il tenait maintenant dans la main gauche. Je sentis l’odeur du vin rouge.

— Tu lèves le poignard au-dessus de ta tête, tu salues chaque élément, puis tu entailles ma paume.

— Je l’entaille ? soufflai-je. Il sourit.

— Tu la coupes, tu l’entailles, comme tu préfères. Passe simplement la lame à l’endroit charnu sous mon pouce. Elle est très acérée, elle fera le travail à ta place. Je tournerai la main et, pendant que tu me remercieras au nom de Nyx pour mon sacrifice, un peu de mon sang coulera dans le vin. Au bout d’un moment, je fermerai mon poing, et alors tu iras devant Damien pour commencer le rituel. Ce soir, tu dois offrir à chaque représentant des éléments une gorgée de vin, afin de le purifier avant de passer à la purification de l’école.

— Tu as compris ?

— Oui, dis-je d’une voix tremblante.

— Alors vas-y. Ne t’en fais pas, tu vas y arriver. Je hochai la tête et levai le poignard.

— Vent ! Feu ! Eau ! Terre ! Je vous salue ! lançai-je en tournant la lame vers lest, le sud, l’ouest et le nord.

Ma nervosité commença à s’estomper lorsque je sentis les éléments, impatients de répondre à mon appel, grandir autour de moi. J’abaissai le poignard et appuyai la lame sur la base du pouce d’Erik. Puis, d’un geste rapide, je tranchai sa paume.

L’odeur de son sang me frappa immédiatement, chaude, sombre, délicieuse. Figée, je regardai les perles rouges, tels des rubis ; puis Erik tourna la main pou qu4elles tombent dans le vin. Je plongeai mon regard dans ses yeux.

— Au nom de notre déesse, je te remercie pour ton sacrifice, ainsi que pour ton amour et ta loyauté. Tu es béni par Nyx et bien-aimé de sa prêtresse.

Alors, je me penchai et embrassai doucement le dos de sa main en sang.

Lorsque je relevai la tête, ses yeux étaient inhabituellement brillants ; son visage exprimait la tendresse et le désir d’intimité. J’ignorais cependant s’il jouait simplement le rôle de consort de Nyx ou s’il ressentait vraiment ces sentiments. Il ferma le poing et me salua de nouveau.

— Je suis et je serai toujours loyal envers Nyx et sa grande prêtresse, déclara-t-il.

Je n’avais plus le temps de me demander s’il parlait de moi. J’avais une tâche à accomplir. Je pris donc le verre de vin mêlé de sang et allai me placer devant Damien. Il leva sa bougie jaune.

— Vent, tu m’es aussi cher et familier que le souffle de la vie. Ce soir, j’ai besoin de ta force pour chasser les relents de la mort et de la peur. Je te demande de venir à moi, vent !

Ce rituel était un peu différent, et Damien en avait sans doute été prévenu, car il avait un briquet. Dès que la bougie fut allumée, nous fumes pris dans une tornade, légère et contrôlée. Nous nous sourîmes, et je lui tendis le verre de vin pour qu’il puisse en boire une gorgée.

Je continuai, bougeant dans le sens des aiguilles d’une montre, et me plaçai devant Shaunee, qui tenait déjà sa bougie rouge.

— Feu, tu nous réchauffes et nous purifies. Ce soir, nous avons besoin de ton pouvoir pour brûler ce qui oppresse nos cœurs. Viens à moi, feu !

Comme d’habitude, la mèche de sa bougie s’enflamma toute seule, et nous fumes entourées d’une chaleur et d’une lumière semblables à celles d’un feu de bois. Je donnai le verre à Shaunee, et elle but.

Je passai à Erin et à sa bougie bleue.

— Eau, tu enlèves toutes nos souillures. Ce soir, je te demande de nous laver des taches qui nous recouvrent. Viens à moi, eau !

Erin alluma sa bougie, et j’entendis le bruit des vagues sur une plage, sentis la fraîcheur de la rosée sur ma peau. Après avoir bu une gorgée de vin, elle murmura : « Bonne chance, Zoey ! »

Je hochai la tête et m’approchai résolument d’Aphrodite, pâle et tendue, sachant que sa bougie verte lui échapperait des mains si nous essayions d’appeler la terre.

— Où est-elle ? murmurai-je en remuant à peine les lèvres.

Elle haussa nerveusement les épaules.

Je fermai les yeux et priai. « Déesse, je compte sur vous pour que cela fonctionne. Ou du moins, si je me ridiculise, j’espère que vous me sortirez de là, une fois de plus. »

Lorsque je rouvris les yeux, ma décision était prise. Cela ne changeait rien si Lucie ne venait pas. J’allais quand même dire la vérité. Certains me croiraient sans exiger de preuves, d’autres non. J’allais tenter ma chance. Je savais que ce que je disais était vrai, et mes amis le savaient aussi.

Alors, au lieu de réciter la formule, je fis un clin d’œil à Aphrodite.

— Allez, on y va, murmurai-je avant de me tourner vers la foule. Je devrais maintenant invoquer la terre. Mais il y a un problème. Il s’est avéré que le don de l’affinité avec la terre qu’Aphrodite avait reçu de Nyx n’était que temporaire. Elle ne faisait que le garder pour celle qui représentait vraiment cet élément, Lucie.

À peine avais-je prononcé son nom que les branches du chêne s’agitèrent au-dessus de nous et Lucie se laissa gracieusement tomber à terre.

— Bon sang, Zoey, tu en as mis du temps à m’appeler ! lança-t-elle avant de se diriger vers Aphrodite et de lui prendre la bougie verte des mains. Merci d’avoir gardé ma place au chaud.

— Contente que tu aies pu venir, répondit Aphrodite en s’écartant pour lui laisser la place.

Lucie secoua ses boucles blondes et sourit à tout le monde. Les feuilles de vigne, les oiseaux et les fleurs qui formaient son tatouage écarlate resplendissaient aussi vivement que son sourire.

— OK, Zoey, maintenant tu peux invoquer la terre.